L’étrangère et la « Mère française »

L’acharnement contre Marie Curie

Ce 4 novembre 1911, Marie Curie est à Bruxelles où un congrès réunit les plus grands physiciens de la planète : Einstein, Max Planck, Paul Langevin, Rutherford…

Vingt-trois hommes et une femme. Celle-ci a quarante-trois ans ; elle a reçu le prix Nobel de physique en 1903 conjointement avec son mari pour leurs travaux sur les radiations.

Marie, née Skłodowskaest d’origine polonaise. Elle a épousé Pierre Curie en 1895. Il est mort brutalement en 1906, renversé par un véhicule hippomobile. Elle est très liée à Paul Langevin, physicien comme elle et professeur au collège de France, qu’elle connaît depuis dix ans et qui l’année précédente a loué un appartement discret dans Paris où le couple se retrouve de plus en plus souvent.

Paul s’est marié à vingt-deux ans à une jeune femme, Jeanne qui tenait une épicerie avec sa mère. Son épouse lui reproche de se donner à la recherche scientifique et de refuser les propositions infiniment mieux rémunérées que lui font régulièrement des industriels. Ils ont quatre enfants.

Marie, Paul ignorent encore que le matin même Le Journal(750 000 exemplaires) a titré: « Une histoire d’amour : Mme Curie et le professeur Langevin ». On notera en passant que Marie Curie, prix Nobel, est professeur, tout comme Paul Langevin, et qu’elle a droit au même titre que lui, mais une femme qui « faute » n’a plus qu’une dénomination sexuée.

Le quotidien est réputé pour son goût pour les affaires scandaleuses et le journaliste, Fernand Hauser, n’a pas hésité à alourdir le trait. Il donne la parole à la mère de Jeanne Langevin : « L’illustre Marie Curie a enlevé le mari de ma fille, le père de mes petits-enfants ». Le journaliste poursuit : « On dit que vous avez en main des lettres de Marie Curie ? -Ah ! On vous a dit cela aussi, eh bien oui, nous avons ces lettres » répond la belle-mère. Et Hauser d’ajouter : « C’est inconcevable ! -Oui, répond ainsi qu’un écho, la mère de Mme Langevin, c’est inconcevable. »

Derrière ce qui deviendra un scandale, une figure sinistre, haineuse et jalouse, celle du beau-frère de Paul Langevin, Henri Bourgeois, journaliste, fondateur de l’Association des informateurs judiciaires. Il s’est emparé des lettres de Marie que Paul conservait imprudemment dans un secrétaire et lui a soutiré 5000 francs sous la menace de les publier. On suppose qu’il a suggéré à son confrère Hauser que Marie Curie, la « Veuve illustre » est la maîtresse de Paul Langevin, mais que lui, membre de la famille, ne peut rien écrire… Il a ensuite fait réciter à sa belle-mère les répliques qu’elle devait dire.

Marie fait publier un démenti par Le Temps. La presse se demande s’il faut amplifier ce qui n’est pas encore une affaire.

Le lendemain, Le petit Journal(850 000 exemplaires ) fait paraître l’interview de la femme trompée. Jeanne déclare qu’elle était au courant des frasques de son mari mais, peut-on lire « je me suis tue car c’était mon devoir de mère et d’épouse de cacher les fautes de celui dont je porte le nom ».

Le lendemain, dans son journal, Bourgeois publie un article anonyme où il montre Jeanne, effondrée mais digne, son enfant dans les bras : « une vraie mère française », conclut-il.

Désormais, toutes les capitales reprennent l’information.

Marie a l’habitude de la jalousie et de la haine. Elle avait eu l’audace l’année précédente de se présenter à l’Académie des sciences. Une femme, une étrangère ! peut-être juive, comme le bruit en avait couru.

Le Figaro avait réagi : « Nous avons déjà plus de femmes de lettres qu’un pays ne peut en supporter. Que les Dieux favorables nous épargnent une génération de femmes de sciences ! »

Marie Curie est trop jeune, trop belle, trop femme en définitive.

Le 7 novembre, un télégramme apprend à Marie qu’elle recevra son deuxième prix Nobel -un cas rarissime- de chimie, cette fois-ci. Elle n’a pas le cœur d’apprécier la nouvelle ;

L’épouse de Paul a déposé une plainte pour adultère -considéré comme un délit en ce début du XXème siècle. Au cours de cette assignation, on lira les lettres de Marie et son déshonneur sera public.

Il choisit comme avocat Raymond Poincaré qui rassure le couple : en matière d’adultère, la correspondance obtenue par effraction est irrecevable et restera dans le secret du dossier. Poincaré est aussi l’avocat du Syndicat de la presse parisienne. Il fait jouer ses relations et obtient que la presse s’apaise à propos d’une affaire qui, somme toute, relève du privé. Et en effet, les journalistes n’évoqueront pas les lettres que leur a fournies Bourgeois.

On semble aller vers le calme. C’est alors que le scandale va s’amplifier et la haine devenir palpable : Poincaré n’a pas pris la peine de contacter les journaux d’extrême droite xénophobes et antisémites - La Libre Paroled’Edouard Drumont, L’Action françaisede Charles Maurras- qui vont se déchaîner.

La Libre Parole titre « Mme Curie restera-t-elle professeur à la Sorbonne ? ».

Marie, revenue en France ne quitte plus sa maison de Sceaux. C’est là que la foule, excitée par la presse, jette des pierres, envahit et vandalise le rez-de-chaussée, aux cris de « dehors l’étrangère ! »

Le 23 novembre paraît une brochure écrite par Gustave Téry intitulée « Pour une Mère ». Il y donne ce que ses confrères n’avaient pas eu l’audace de faire, de larges extraits des lettres écrites par Marie à Paul Langevin. Sa vie intime est exposée à tous. Il conclut que le procès devant la chambre correctionnelle aura lieu le 8 décembre et ajoute : « On y verra toute la Sorbonne rastaquère contre une femme française, une mère française, contre le foyer français. »

Devant les menaces physiques, Emile et Marguerite Borel, amis de longue date, obligent Marie à quitter sa demeure pour venir à Paris dans l’appartement de fonction qu’ils occupent à l’Ecole Normale Supérieure (Borel en est le directeur-adjoint) où elle sera plus en sécurité.

Immédiatement, Borel est convoqué par le ministre de l’Instruction publique qui lui dit que la protection qu’il donne à Mme Curie déshonore l’Université et lui donne l’ordre de la déloger des locaux publics sous peine d’être révoqué. Borel refuse.

Le père de Marguerite -doyen de la faculté des sciences- averti par le ministre, fait venir sa fille et lui annonce qu’il retire à Marie son poste de professeur et lui conseille de retourner en Pologne ! Marguerite réplique sèchement que s’il agit ainsi, elle ne le verra plus.

La presse d’extrême-droite continue son pilonnage et rappelle les mots du cocher qui a renversé Pierre Curie : « Il s’est littéralement jeté sous mon cheval !» laissant entendre qu’il s’agit d’un suicide devant l’infidélité de son épouse.

Langevin, traité de « lâche » par Téry, le provoque en duel. Comme il n’a aucune expérience de l’escrime -art pratiqué par l’aristocratie et les journalistes, qui ont parfois à répondre de leurs écrits- il a choisi comme arme le pistolet, arme fatale qui peut se conclure par la mort d’un des duellistes. Il lui faut pour ce duel deux témoins. Il aura du mal à les trouver tant les « amis » refusent d’être associés à celui que le scandale dénonce. Langevin achète une arme et, dans la salle de tir, fait son premier exercice de tir au pistolet.

Le duel tournera court. Le 25 novembre au matin, Téry refuse de viser Langevin, par respect, dit-il pour la science et pour ne pas tuer le mari de Mme Langevin !

L’Œuvre publie un nouveau numéro sur « l’invasion étrangère » et les « métèques de la Sorbonne [qui envahissent] les laboratoires ». Le journal n’oublie pas les femmes : leur « nombre augmente constamment, les plus recommandables viennent chercher un mari. Quant aux autres… » !

A ce moment, les amis de Marie se font rares. Certains rompent leurs relations en attendant de voir comment les choses vont tourner. D’autres lui conseille de renoncer au prix Nobel : on ne peut le décerner à une femme qu’un tribunal poursuit pour adultère.

L’avocat Poincaré a donné à Langevin la stratégie pour annihiler la fureur de sa femme et la faire renoncer à un procès : il doit lui abandonner la garde des enfants. Ce que fait Paul, à contre-cœur, in extremis. Jeanne retire sa plainte. Il n’y aura pas de procès. Les lettres de Marie ne seront pas rendues publiques par un tribunal.

L’affaire est close. Le 10 décembre, Marie sera à Stockholm pour recevoir son deuxième Nobel.

Le 29 décembre, épuisée et atteinte par le radium dont on ne connaissait pas la nocivité, elle est transportée d’urgence à l’hôpital. Les chirurgiens attendront six semaines avant de pouvoir l’opérer. Douleurs et dépression l’empêcheront de reprendre ses travaux avant plusieurs mois.

Paul et Marie resteront amis mais décident de rompre toute relation intime pour ne pas revivre les événements qui viennent de se dérouler.

La guerre va bientôt éclater. Marie, forte de ses deux prix Nobel, obtient du ministre de la Guerre l’autorisation de constituer des unités d’ambulances radiologiques qui, sur le front permettront aux médecins de voir les radiographies des blessés et de les opérer avec plus d’efficacité.

10 Marie Curie

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