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Eléments de conversation pour briller en société
11 juin 2019

20 Delphine/Emma. Malheur à la femme scandaleuse, et à sa descendance

 

Rigolette de Joseph Court (Delphine Delamare????)

20 Delphine/Emma

Malheur à la femme scandaleuse, et à sa descendance 

 

 

Delphine avait rêvé d’une autre vie, plus gaie, plus passionnée, plus tumultueuse.

 Elle avait 17 ans et son époux, déjà veuf en avait 27.  

 « Quand on apprit, dit une amie de pensionnat, qu’elle [Delphine Couturier] épousait un médecin ce fut un événement. […]  Delphine était très jolie, c’était une brune aux yeux troublants, un type exceptionnel en Normandie. Grande, bien faite, de belle allure … »

En vérité, le mariage sera un échec. Le mari, Eugène Delamare, n’avait aucune ouverture d’esprit ni aucune ambition et se trouvait très heureux de la vie qu’il menait à Ry, bourg normand au calme champêtre. 

Paisiblement satisfait, il menait sa vie amoureuse comme il menait sa carrière. Il n’avait pas réussi ses examens de médecine et était seulement officier de santé. Bref, à ses côtés, Delphine se languissait et trompait son ennui en achetant des vêtements à la mode, se ruinait en colifichets, faisait la parisienne. Ry en était ébahi.

Madame Bovary arrivant à Yonville

 

Son premier amant fut Louis Bottet, le clerc du notaire Guillaumin établi dans le centre de Ry. Le second Louis Campion, homme à femmes d’environ trente-cinq ans, qu’on surnommait « le beau Campion », dilapidait la fortune familiale et recevait dans son château de la Huchette. Delphine en était folle, s’endettait pour se procurer les plus belles parures. 

 

Pharmacie Jouanne

Le beau Campion s’en lassa ; elle devait l’ennuyer de sa passion incessante. Delphine connut alors le désespoir de l’abandon, le tourment de devoir payer ses dettes. Le scandale était proche. Elle ne vit plus qu’une issue et se procura de l’arsenic auprès du pharmacien Joanne sous le prétexte de se débarrasser des souris.

 

 

 

Augustine Ménage, la servante dévouée de Delphine témoigne en 1913 : « Dans les derniers temps, le 

Augustine Ménage

chagrin l’avait réduite à rien ; moi, j’étais mariée au village ; alors, un soir, on a dit qu’elle s’était empoisonnée, j’ai couru près d’elle…, c’était effrayant… elle était sur son lit toute blanche, les yeux retournés… déjà on ne la reconnaissait plus… ma belle maîtresse !… mon pauvre petit cœur… Elle ne voulait pas dire quel poison elle avait pris… tout le monde pleurait… Alors sa petite fille s’est mise à genoux pour la supplier et elle a dit enfin la vérité ! Ah ! c’était bien plus malheureux que dans l’histoire !… » (Par histoire, Augustine évoque le roman de Flaubert que toute la région connaît)

Eugène lui survécut peu de temps. Il s’empoisonna le 8 décembre 1849. Le couple laissait une orpheline, Alice, qui avait alors sept ans.

 

Le lecteur aura sans doute reconnu la trame d’Emma Bovary que Gustave Flaubert publia en 1851. 

Poursuivons la triste histoire des Delamare avant de revenir au roman.

Alice, en 1860, épousa un pharmacien et l’assista dans son travail à Rouen. 

C’est dans l’officine de son mari que la rencontra, vers 1880, Georgette Leblanc-Maeterlinck  qui bien plus tard, écrivit Un pélérinage au pays d’Emma Bovary.

« À Rouen, près de l’église Saint-Patrice, se trouvait encore, il y a peu d’années, une pharmacie. La rue étroite, les vitres basses, laissaient entrer dans la boutique un jour parcimonieux. Au fond, derrière le comptoir, on voyait parfois une dame. 

Un mystère l’enveloppait, qui la grandissait délicieusement à mes yeux de petite fille. Pourquoi parlait-on de cette femme à voix basse ? Pourquoi ne la désignait-on point par le nom que j’épelais en grosses lettres d’or sur la porte du pharmacien ? Dans les ténèbres où tâtonne l’enfance le mystère est tout puissant ; c’est le premier rayon de clarté qui nous guide jusqu’au réel. 

Quelquefois, après la messe, nous entrions chez le pharmacien et, secrètement, je souhaitais d’apercevoir la dame qui, presque toujours, avec un geste d’excuse, s’enfuyait au bruit de la sonnette. Une fois seulement, comme plusieurs personnes attendaient, ce fut elle qui s’occupa de notre achat. 

De ses mains fines et longues où un simple anneau d’or luisait, elle prit le bâton de cire rouge, s’approcha d’une bougie et plia délicatement le papier blanc pour en cacheter les deux pointes. 

Près de la flamme que la clarté du jour faisait paraître opaque, ses mains blanches devinrent toutes roses et  bordées de lumière. Elle vit mon regard attaché à ses moindres mouvements ; alors, elle sourit et, s’inclinant jusqu’à mon front elle m’embrassa. Ce jour-là, en rentrant, j’entendis ma mère dire ces mots :

« Nous avons vu la fille de Mme Bovary. » 

 

Delphine était désormais considérée comme le modèle de l’héroïne de Flaubert, dans un mélange de fierté -puisqu’une fille du pays était le personnage d’un roman à succès- et en même temps de répulsion devant l’étalage de luxure que manifestait cette femme qui trompait impunément un mari honorable. 

Les villageois ont fondu le réel et la fiction. Les commentaires que rapporte Georgette Leblanc-Maerterlinck sont parlants :

« Il semble que Delphine soit vivante et que la joie des sots bavardages et des mensonges s’exerce entre voisines… 

« Rodolphe ? me dit l’une d’elles, oui, celui qui habitait la Huchette, mais il n’était pas le premier, et après  Rodolphe, il y a eu Léon et en même temps que Léon, il y a eu le frère de Léon… »

« Et l’oncle de mon mari, me dit une autre, un grand beau garçon qu’elle essaya de détourner de ses devoirs. Ah ! Flaubert est resté bien au-dessous de la vérité ! »

Et plus loin, sur le seuil de sa porte, une commère chuchote d’un ton confidentiel : « Vous savez, Madame, qu’avant de s’empoisonner, elle tenta d’empoisonner son pauvre mari ?… »

Lorsque, dans son voyage-souvenir, Georgette Leblanc demanda où était la tombe de Delphine Delamare, un vieillard, assis sur le muret du cimetière lui répondit : « La tombe à Emma Bovary ? Y’a longtemps qu’on l’a enlevée, rapport au scandale ! dame ! C’était pas sa place, tout de même ! »

 

La fille de Delphine Delamare, Alice, mena dans l’arrière-boutique, une vie aussi exaltante que celle de son mari, Charles Lefebvre, et s’éteignit en 1903.

Elle avait eu une fille, Lucie née en 1861, qui mena, selon un journaliste qui l’interviewa, une vie recluse : « Je sonnais donc, vers la fin d’un bel après-midi printanier, à la porte du 27 de la rue Stanislas-Girardin, et c’est Mlle Lefebvre elle-même qui vint m’ouvrir. Celle en qui devait s’éteindre à jamais la descendance de l’attachante et infortunée Delphine, avait alors 70 ans. Son beau visage calme et doux accusa un léger tressaillement quand je fis connaître le but de ma visite et ma qualité de journaliste. Elle eut un sourire d’un instant, mais je la vis prise d’un véritable effroi quand je la priais de me parler de sa jeune grand’mère, Véronique-Delphine, morte à 26 ans, victime d’un cœur trop aimant.

La hantise d’un passé familial retentissant qu’avait aggravé une fièvre de médisance et de curiosité, habitait, en effet, encore cette excellente femme. Sa longue vie retirée — me dit-elle — avait été sans cesse ternie et rendue perpétuellement inquiète par la pénible célébrité de sa parente. Elle avait tant entendu chuchoter autour d’elle ! »

Elle mourra sans descendance en 1941.

 

A l’exhibition séductrice de Delphine a succédé la timidité de sa fille cachée au fond de la boutique puis la solitude apeurée de la petite-fille qui, célibataire et sans enfant, mit un terme à la malédiction familiale.

 

Capture d’écran 2019-06-09 à 18

 

 

Notes sur une polémique littéraire.

Celui par qui tout commence : Georges Dubosc publie dans le Journal de Rouen en novembre 1890, un article intitulé « La véritable Mme Bovary », dans lequel il désigne Delphine Delamare et Ry comme véritable lieu de l’histoire, à la place l’imaginaire  Yonville-l’Abbaye.

A partir de cet article, on s’est battu, et on s’interroge toujours sur les sources de Flaubert, qui sont multiples.

L’hypothèse développée plus haut a quelques points de réalité : la vie de Delphine, la profession de son mari (élève du père de Gustave Flaubert, à la faculté de médecine de Rouen), l’existence de Louis Bottet , dont le « double » est peut-être Léon dans le roman, tout comme Campion peut être Rodolphe. Certains critiques ont poussé plus loin les parallèles, d’autres s’y sont fermement opposés.

D’autres faits divers peuvent avoir intéressé Flaubert comme celle du pharmacien Loursel qui empoisonna sa femme pour l’amour de Mme de Bovery ( avec un « e »).

Dès 1837, Flaubert, dans Passion et vertu, montre une femme dont la passion effraie son amant qui la quitte ainsi que Rodolphe fait avec Emma) 

 

 

Les illustrations de Joseph Court suscitent les questions. On a eu tendance à y voir un portrait de Delphine. Ce n’est pas l’avis développé par le signataire de l’article : https://www.amis-flaubert-maupassant.fr/article-bulletins/006_034/

 

 

Gustave Flaubert

 

 

 

 

 

Quant à Flaubert lui-même, il nia toujours vigoureusement tout emprunt à la réalité, qui d’ailleurs, comme il le disait en mars 1861aux frères Goncourt, ne l’intéresse pas : « L’histoire, l’aventure d’un roman, ça m’est bien égal. J’ai l’idée, quand je fais un roman, de rendre une couleur, un ton… Dans Madame Bovary, Je n’ai eu que l’idée de rendre un ton gris, cette couleur de moisissure d’existence de cloportes. »

 

Il écrit à Mlle Leroyer de Chantepie (18 mars 1857) :« […] Madame Bovary n'a rien de vrai. C'est une histoire totalement inventée. […] »

 Cependant, Maxime du Camp lui avait envoyé cette lettre le 23 juillet 1851 :« Que fais-tu ? Que décides-tu ? Que travailles-tu ? Qu’écris-tu ? As-tu pris un parti ? Est-ce toujours Don Juan ? Est-ce l’histoire de Mme Delamare qui est bien belle ? ».

Ou encore, il lui échappe ces mots dans une lettre du 9 mai 1855 à Louis Bouilhet :« J'ai peur que la fin (qui, dans la réalité [je souligne], a été la plus remplie) ne soit, dans mon livre, étriquée, comme dimension matérielle, du moins », Correspondance,  t. II, éd. Jean Bruneau, Gallimard, La Pléiade, 1980.p 573.

 

Mais il aura le dernier mot. Il écrit à Louise Colet, le 14 août 1854 :« Tout ce qu'on invente est vrai » 

« Ma pauvre Bovary, sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même.

 

 

« Rouen continue de ne pas porter le génial écrivain, peut-on lire dans Courrier International, https://www.courrierinternational.com/article/2006/09/07/rouen-n-a-pas-aime-flaubert-helas

 

dans son cœur, plus de cent ans après sa mort. C’est le caissier-conservateur-directeur de la maison natale de Gustave Flaubert, transformée en musée, qui l’affirme. Au moment où j’arrive, monsieur le directeur est en plein ménage. Il porte une blouse de médecin et des gants de ménage roses. Pour la visite accompagnée, il faudra donc repasser. Mais il prend tout de même le temps d’expliquer, avec un peu d’amertume dans la voix, qu’après la mort de Flaubert [en 1880] les héritiers ont proposé sa bibliothèque à la ville de Rouen. La municipalité a refusé le cadeau. “Ils ne voulaient rien savoir de ce noceur syphilitique. » 

 

 

RY

 

 

 

Pour les curieux qui voudraient visiter les lieux, consulter : 

https://www.telerama.fr/livre/l-ame-d-emma-bovary-est-la-a-ry,115853.php

https://www.litterature-lieux.com/fiche-voyage-14.htm

http://louisegoingout.fr/ry-et-gustave-flaubert/

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